Sejior

La bataille faisait fureur. Partout sur les rives du lac d'Al'Eïr, les morts tombaient. Un nain, à qui on venait de décocher une flèche dans le dos, écarquilla les yeux de surprise, laissa tomber son arme et s'effondra. Sejior arracha violemment la flèche du cadavre, et reconnu aux plumes de faisan qu'elle appartenait au gagnant du grand concours d'archers des elfes. Un certain Dreashir. Sejior ferma ses yeux bleus profonds et la flèche se volatilisa pour réapparaître immédiatement dans le carquois de son propriétaire. Sejior devait avoir une vingtaine d'années. Vingt-et-un ans précisément. Ceci fait, il serra sa poigne sur son bâton nouvellement acquis. Un véritable chef-d'oeuvre à vrai-dire. Creusé dans le bois d'un arbre goutant à la source d'Aldaedreï, le bâton était plus solide que le diamant, plus souple que le roseau et surtout, grâce à la source, il possédait un incroyable potentiel magique. Sejior l'avait sculpté de ses mains. Il lui avait été permis ce privilège car il avait été le gagnant du grand concours de magie. Ainsi, les motifs représentaient un dragon enroulé sur toute la longueur du bâton qui buvait, à la pointe de celui-ci, à la source réconfortante jaillissant du ciel. Il serra donc la poigne de sa nouvelle arme, se retourna brusquement en effectuant un moulinet avec son bâton et fracassa le crâne d'un vieil orc malhabile. Sejior se recroquevilla sur son appui, dont l'extrémité devint blanche et lumineuse. Le dragon, quant à lui, devint rouge luisant sur toute sa longueur. La lumière s'intensifiait à chaque instant. Au bout d'une dizaine de secondes, Sejior libéra toute son énergie. Il s'éleva quelque peu dans les airs, écarta les bras d'un coup - le bâton dans la main droite - et une sphère rouge orangé se propagea sur des centaines de mètres à la ronde dans les trois dimensions. Tous les gens de son peuplent virent leurs blessures se refermer, leurs os se recomposer et leur sang se reformer. Après un tel acte, Sejior retomba à terre, accroupi, toujours son bâton à la main. Il n'était pas complètement vidé de son énergie, il devait juste reprendre ses esprits. Lorsqu'il se releva debout, quelques secondes plus tard, les elfes avaient le dessus sur ces minables races orcques et naines. Ses longs cheveux châtains qui avaient fait polémique chez les elfes volaient au vent, ses yeux bleu marine brillaient de plaisir, de patriotisme. Il regarda un instant son peuple se battre. Qu'il était fier d'être un elfe, même avec des cheveux noirs ! Un sourire éclaira ses fines lèvres, il ferma les yeux et il inspira très fort et avec un intense satisfaction l'odeur du sang orc et nain. Les flèches volaient au dessus de lui. Celles de son peuple atteignaient presque à chaque fois leur cible. Puis, tout changea. Un nain et un orc s'étaient avancés au sommet d'une des montagnes, sur l'autre rive du lac. On n'y voyait que les ombres à cause du soleil couchant. Ils étendaient leurs quatre mains vers le champ de bataille, vers nous, et psalmodiaient des formules incompréhensibles qui résonnaient dans toute la plaine. Ce fut l'affolement général chez les elfes. On ne comprenait pas ce que disaient ces deux sortes de chamans mais cela ne présageait rien de bon. Tout le peuple elfique se tourna vers Dreashir - vainqueur du concours de tir à l'arc - , Sejior -vainqueur du concours de magie - , Alenia - vainqueur du concours de ruse et d'adresse - et Fensahir - vainqueur du concours de maîtrise des lames. Après tout, c'était eux les grands vainqueurs non ? Les quatre gagnants savaient ce qu'ils avaient à faire. Dreashir encocha une flèche et tira. La flèche, portée par le vent volait en direction de la tête du nain. Mais ces deux perturbateurs avaient prévu un bouclier autour d'eux pour ne pas perturber leur ensorcellement. La flèche se brisa sur un mur invisible, et retomba minablement sur le flanc de la falaise. Fensahir ne pouvait agir et Alenia n'avait trouvé aucun moyen de contrer l'attaque. On se tourna vers Sejior. Le jeune elfe se concentra. Il ferma les yeux pour repérer les flux d'énergie du bouclier, pendant qu'il tenait son bâton bien droit. Des filaments lumineux parcouraient le dragon et se concentraient au sommet du bâton. Il repéra une faille sur la gauche. L'extrémité de l'arme concentrait tellement de filaments quelle était devenue lumineuse, presque aveuglante. Sitôt la brèche repérée, Sejior brandit son bâton à deux mains comme un bélier enfoncerait une porte. Les filaments jaillirent du bâton tels des dragons volants, et se dirigèrent droit vers l'endroit faillible. Le bouclier cassa. Mais il était trop tard. L'orc et le nain avaient réussi leur coup. Un tremblement de terre secoua soudain tout Tanahe. Le ciel se déchira, les éclairs jaillissaient des nuages maléfiques. Mais ce n'était pas que cela. Les elfes ne se comprenaient plus ! Cette race d'ordinaire si unie s'était divisée sans même qu'ils ne s'en rendent compte. Dans leur crâne, cette voix raisonnait : "La lune ou le soleil, le jour ou la nuit, les ténèbres ou la lumière, le blanc ou le noir ... ?" et foule d'autres contradictions. Certains elfes en devenaient fous et tombaient à genoux en hurlant. Pour Sejior, le choix était tout fait. La lune. Il avait toujours été attiré par cette lumière, ce phare dans la nuit. Même ses cheveux presque noirs témoignaient de son amour pour la nuit. Tout en lui vibrait pour la lune, cet astre ravissant et mystique à la fois. Les elfes ayant choisi la lune se dirigeaient d'instinct vers le Nord, ceux qui avaient choisi le soleil, vers le Sud. Ceux qui n'arrivaient pas à choisir restaient par terre à hurler, à demander que ces voix dans leurs têtes s'arrêtent, et se faisaient achever par l'ennemi comme de vulgaires blessés au combat. Pour Sejior aussi le choix avait été difficile. Il avait dû quitter sa famille, ses amis qui étaient en majorité partis vers le soleil. Et pour couronner le tout, Sejior ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il avait faillit à sa tâche, que s'il avait pu arrêter ces deux chamans, son peuple aurait gagné la guerre, aurait su resté uni. Et Sejior s'en alla avec quelques uns de sa race vers la lointaine forêt du Nord.

Assis dans la neige, sur une colline dominant sa cité nordique, Seleane, Sejior écarta ces sombres souvenirs. Il médita longuement sur le sens de la vie, le bien et le mal. C'était il y a 974 ans déjà ! Cela faisait 974 ans que Sejior avait dû quitter une grande partie des siens. Ses cheveux avaient bruni, ils étaient désormais noir comme le charbon. Sa beau avait blanchi, mes ses pommettes restaient rosées. Son corps était plus robuste aussi, plus musclé. Seuls ses yeux bleus n'avaient pas changés. Ils brillaient toujours d'un éclat scintillant, avides de savoir. 996 ans et pas une ride ! C'est cela l'avantage d'être immortel. Sejior décroisa ses longues jambes effilées, ramassa son bâton enchanté et retourna à Seleane prendre son déjeuner. Or, aux portes de la ville (c'étaient en réalité une brèche dans le mur de glace qui servait de remparts à la Seleane), deux messagers inconnus étaient entourés de tous les citadins. L'elfe se faufila au travers de la foule, et demanda à quelqu'un ce qu'il se passait. On lui répondit que ces deux messagers étaient des Exkalurs venus apporter des nouvelles du monde extérieur. Ils se disaient être avec le peuple elfe pour faire régner des vraies dynasties, pas comme les régimes actuels. C'était les premiers étrangers depuis 974 ans. Depuis 974 ans, Seleane avait vécue en ermite, ne se souciant pas du monde extérieur. Ce que les nains révélèrent bouleversa Sejior. 974 ans qu'il étudiait en compagnie de l'astre de la nuit l'art de la magie et de la guerre. 974 ans qu'il apprenait à façonner toutes sortes d'objets et de vêtements magiques pour s'occuper (dont sa tenue, en tissu enchanté). 974 ans qu'il rêvait de trouver une raison pour se battre, pour partir loin de cette contrée, pour montrer à Tanahe que les elfes sont glorieux, majestueux et puissants. Cette occasion se présentait enfin. Sans hésiter, Sejior courut chez lui, emporta un sac avec quelques provisions et quitta Seleane avec, il faut le dire, une grande satisfaction. On l'appellerait désormais Sejior de Seleane, pour situer sa contrée d'origine lors de ses voyages à venir, et surtout en l'honneur de la confiance qu'il portait à la déesse de la lune. A partir de ce jour, la gloire des elfes lunaires sera connue dans tout Tanahe !